Samudaripen : reconnaître le génocide des tsiganes (Claire Auzias)

Publié le par Le Niglo en colère

Claire Auzias est historienne. Elle est l'auteur de Samaduripen, le génocide des Tsiganesédité par l'Esprit frappeur en 1999.

Interview de Claire Auzias

Réalisé fin octobre 2009 par Bruno Boudiguet pour Télé Liberté / Le Cobaye international

 

 

"Reconnaître le génocide", de Claire Auzias 

Article paru dans la revue Journée d'étude du mercredi 20 mars 2002. 

 

 visuel-SAMUDARIPEN.jpgA la fin de la guerre, le nombre des victimes tsiganes était généralement évalué à 500 000 par les associations. Malgré cela, les organisations tsiganes ont encore le plus grand mal à faire reconnaître ce qu’elles appellent leur Samudaripen (néologisme de la langue romani qui signifie génocide).

 

Parmi elles, l'Union romani est une organisation représentative du mouvement international rom, fondée à Londres en 1971. Ses leaders historiques, Nicolae Gheorghe, lan Hancock, spécialiste reconnu aux Etats-Unis et membre du Conseil du musée de l'Holocauste à Washington, ou Rajko Djuric, journaliste serbe réfugié à Berlin, auteur du superbe poème « Zigeunensche elegien » demandent depuis longtemps la reconnaissance de la spécificité de la persécution contre les Tsiganes et une compensation monétaire.

 

On a peine à concevoir qu'une demande aussi timide ait pu susciter tant d'oppositions, de refus explicites ou contournés et de fins de non-recevoir. Jusqu'à présent, la réponse donnée par les pouvoirs publics interpellés dans tous les pays impliqués dans leur destruction s'est fondée sur le mode de la réparation individuelle. Ainsi, vit-on, dans la décennie écoulée, des familles recevoir 1 000 francs suisses, soit 4000 francs français pour solde de tour compte. L'attribution de cette somme, si médiocre soit-elle, marque cependant un progrès puisqu'elle signifie que les Tsiganes sont reconnus comme victimes « raciales » des nazis et de leurs épigones.

 

La demande de « réparation » n'est pas prise en compte car la confusion la plus grande règne chez les spécialistes de la question sur la qualification du génocide. Pourtant l'intérêt nouveau des historiens, en particulier des Allemands et des Anglo-Saxons, et l'ouverture des archives de l'Est sont en train de renouveler les connaissances. Les Tsiganes, que l'on appelle Zigeuner, ont été placés au cœur des pbjectifs de la « science raciale » allemande. Leur internement en Allemagne sur initiative locale a commencé dès 1933 dans des Zigeunerlager ouverts dans toutes les villes et leur déportation a été, comme pour les juifs, familiale et systématique dans les régions où les nazis voulaient mettre en œuvre un « remembrement ethnique » germanique.

 

Samudaripen_SebKuntz.07.jpgSur le front Est, le rôle de la Wehrmacht et des Einsatzgruppen a été très actif, et la collaboration des populations locales à la dénonciation des familles constante. Les déportés d'Auschwitz se souviennent tous de la liquidation du Zigeunerlager, le « camp de famille », gazé en totalité en août 1944. Sa signification profonde n'a pas échappé aux témoins : il s'agissait là de familles rassemblées et détruites en une seule nuit. La liquidation du camp tsigane symbolise parfaitement la spécificité irréductible du génocide dans son entreprise d'éradication violente de familles entières afin d'anéantir à jamais le souvenir même de leur existence.

 

Les Tsiganes ne sont pas un peuple messianique qui traduit par l'écrit le devenir historique des communautés. Pas de récit des origines, point d'eschatologie, point de rédemption. La construction du « devoir de mémoire » est une démarche empruntée et très récente chez les Tsiganes; elle est absente de leur civilisation propre. Seuls les Roms d'Europe centrale transmettent des récits familiaux d'une grande précision, ce qui explique le rôle des Roms polonais ou tchéques dans la marche vers la reconnaissance. La place des morts n'est pas fondatrice dans une vision du monde qui se méfie de la remémoration du passé comme de l'espérance dans l'avenir, sources de souffrances continuelles. Au contraire les morts sone inquiétants, ils sont dangereux, on les redoute. ll faut les laisser en paix : « Nous, on n'en parle pas », disent les Manouches. Le fait que les internés « nomades » français n'aient pas parlé ne justifie aucunement le caractère tardif de la découverte des initiatives préfectorales dans la création de camps pour nomades sous Vichy.

 

Voilà qui ne mec pas les Tsiganes en position confortable pour faire reconnaître leur Samudaripen, même si, d'un point de vue clinique, il ne fait pas de doute que les familles persécutées sont marquées par le syndrome du traumatisme historique, qui est l'un de leurs composants sociaux. Le silence interne et l'indifférence extérieure de l'après-guerre ont été identiques à ceux qui furent connus par les juifs, l'avènement de la mémoire et du témoignage aussi.

 

ll n'y a pas de réparation dans l'horizon culturel tsigane, car la vision du monde tsigane soigne son traumatisme historique à sa manière. Il serait cependant délicat d'accorder réparation aux uns et de la refuser aux autres. La réponse n'est donc pas de l'ordre de la repentance ; elle est politique.

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